Artistes

Entrevue avec Johanne Bilodeau

Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

Lorsque j’étais toute petite, la maison de ma mère était située dans un quartier familial, bordé d’un côté par le Bois de Saraguay et de l’autre par une terre en friche. Quantité de chardons des champs et autres plantes indigènes y poussaient. Ma sœur et moi parcourions ce territoire sans relâche, l’été à bicyclette et l’hiver en ski de fond, à la recherche de nouveaux jeux et amis. Ma mère, à cette époque, pratiquait la peinture. Son atelier était dans sa chambre. Je me souviens d’un tableau en particulier qui capta longtemps mon attention. L’image, inachevée, était déjà formidable, mais ce qui m’attirait toute entière allait bien au-delà de celle-ci. Le caractère «sacré» qui se dégageait de la surface du tableau exerçait sur moi une réelle fascination. Cette aura mystique faisait en sorte que mon corps s’en approchait tout doucement… Près de la couleur, mon regard d’enfant plongeait alors dans une nouvelle dimension, celle que cachait la surface plane du tableau. C’est à ce moment-là, je crois, que mon destin s’est dessiné en moi: j’étais déjà une artiste visuelle.

Quelle est votre identité artistique ?

À la base, je suis une artiste multidisciplinaire. C’est-à-dire que j’utilise plusieurs médiums d’expression dans mon travail de recherche. Ceux que je privilégie sont la photographie, le dessin, la peinture, l’installation et l’écriture. Dans chacun de mes projets, ils occupent une place bien définie, remplissent une fonction claire.

Lorsque nous parlons d’identité artistique cela me fait penser aussi à une question qui m’est parfois posée: à quel mouvement (tradition, style) artistique associes-tu ton travail (les artistes contemporains ont la réputation de puiser dans les mouvements passés à la recherche de réponses pour l’avenir)? Pour moi, cette question n’est jamais facile à répondre, car elle implique inévitablement un seul système de classification, celui des grands mouvements de l’histoire de l’art européen. (Ou encore comment les Européens percevaient le reste du monde: naissance de l’art primitif.) Je vis en Amérique… Mais je suis bonne joueuse! Pour me prêter quand même à l’exercice, je dirais que d’un point de vue européen, mon travail pourrait s’approcher des idéaux qui animaient les recherches des périodes préraphaélite et arts and crafts. Ici, au Canada anglais, le mouvement contemporain eco-art prône des valeurs qui me touchent directement.

Finalement, dans les deux dernières années, je me suis rendue compte que mon identité artistique est étroitement soudée à mon identité ethnique. L’histoire du Canada et des États-Unis a été marquée par différents peuples, mes ancêtres indigènes et européens. C’est ainsi que je retrouve dans mon travail les traces profondes de mes héritages. Je peux ainsi dire que mon travail est métissé, et qu’il est ancré dans le territoire américain.

Johanne Bilodeau. Du lac Saint-Louis au lac des Deux-Montagnes. Acrylique et crayon sur toile, 2017, 102 cm x 76 cm.

Johanne Bilodeau. Du lac Saint-Louis au lac des Deux-Montagnes. Acrylique et crayon sur toile, 2017, 102 cm x 76 cm.

Lorsque vous travaillez sur un nouveau projet, par quoi commencez-vous ?

L’écriture est le point de départ de mes projets. J’aime raconter en mots l’idée qui m’habite. Pour m’imprégner du paysage culturel dans lequel se déroule mon histoire, je vais sur le terrain, munie de mon appareil photographique. Entre-temps, je fais des lectures sur mon sujet, dans les domaines qui touchent à la sociologie, à l’histoire, à l’écologie, à la géographie, à l’anthropologie, et la biologie. Ainsi par exemple, je puise des informations sur les caractéristiques botaniques d’une plante en péril, ou sur les codes vestimentaires d’une culture donnée. Compilant mes trouvailles, l’étape suivante consiste en l’élaboration de dessins préliminaires. Le tableau qui sera peint sera unique: à chaque tableau correspond un nouveau lot de dessins et de recherches. Lorsque tous les tableaux de mon projet sont complétés, je retourne à l’écriture, l’histoire racontée s’étant précisée au fil de tout ce travail. À la fin seulement vient l’installation. Si la salle d’exposition s’y prête, j’aime créer une présence en trois dimensions au centre de la pièce, entre le corps des tableaux au mur et celui des spectateurs. Pour ces installations, je fais appel à la collaboration de mon conjoint qui a les connaissances techniques nécessaires à leur réalisation.

Quelles sont les grandes étapes de votre carrière artistique ?

Je perçois les grandes étapes de ma carrière artistique comme étant les mêmes étapes marquantes de ma vie personnelle. Pour les autochtones du Canada, l’art en tant qu’objet ou idée n’existe pas. S’il existe, il fait un avec la vie dans son ensemble. Il y a donc dans ma vie plusieurs étapes charnières, ou points de bascule, qui ont eu une influence majeure dans le déroulement de ma carrière. Je dirais que la plus importante d’entre elles est la maternité. Mère de trois enfants, j’ai dû faire certains sacrifices sur le plan professionnel. Mais comme l’enfance ne dure pas toujours, il y a des choses que je peux maintenant envisager pour la poursuite de ma carrière. D’un aspect plus philosophique, la parentalité m’a fait prendre conscience de la responsabilité que j’ai, face à mes enfants, des choses que je laisserai derrière moi. Le peuple Mi’kmaq du Canada considèrent ces objets comme des guides pour les générations suivantes. Pour moi, il s’agit de mes œuvres d’art, mais aussi et surtout de valeurs écologiques que j’aurai transmises, et d’une terre que je souhaite être en santé… J’ajouterais simplement que mon travail visuel a changé complètement depuis la naissance de mon premier enfant, il y a maintenant vingt ans.

Johanne Bilodeau. Projet Les passerelles, 2017

Johanne Bilodeau. Projet Les passerelles, 2017

Dans vos œuvres, vous parlez de l’impact de l’activité humaine sur notre environnement. Comment est-ce que vous le faites ? Est-ce qu’il y a des motifs et des symboles qui y sont rattachés ?

J’ai choisi, pour parler de l’impact de l’activité humaine sur notre environnement deux pôles. Le premier est l’éducation et le deuxième la célébration. Ce que nous vivons présentement sur les plans sociaux et environnementaux est bien assez difficile, alors je ne vois pas l’utilité de le représenter dans mon travail. Ou très peu. J’ai plutôt opté pour les gestes constructifs de transmettre et de montrer. Par exemple, j’aime transmettre des connaissances sur le règne végétal, démontrer les rapprochements entre les plantes et la figure humaine. C’est là que je fais appel à des symboles inspirés de la nature qui ont comme fonction de faire le pont entre le visible et l’invisible. Les connaissances que nous avons de la nature se sont diluées avec le temps. En même temps, nous, Nord-américains, avons perdu la connaissance de notre histoire. Par mon œuvre, je souhaite célébrer une nature porteuse de notre histoire, entité qui ne demande qu’à être sauvegardée et restaurée. L’écologie sociale mise de l’avant dans mes travaux vise à rétablir la place de l’homme au sein de la nature et non plus au-dessus d’elle.

Comment vous projetez-vous artistiquement parlant dans quelques années ?

Quelle question! Laissez-moi réfléchir… Je pense que j’aimerais bien que notre contexte social et environnemental s’améliore vers une paix globale. J’ai de la difficulté à me projeter comme créatrice d’œuvres d’art dans un contexte de catastrophes planétaires. Humblement, je souhaite poursuivre ce que je fais actuellement, et développer mon langage artistique en expérimentant d’autres techniques. J’aimerais également faire des résidences pour artistes à l’étranger, pour ainsi faire de belles rencontres. Je suis privilégiée de pouvoir être une artiste à temps plein. J’espère de tout cœur que mon travail soit utile pour la société, même si ce n’est que pour une petite poignée de gens…Recevoir les bons mots d’un visiteur lors d’une exposition, ou trouver un acquéreur pour une de mes œuvres sont, à mes yeux, des preuves importantes que mon travail accomplit sa mission.

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La plantation de pins rouges, 2015,Acrylique sur Toile, 101×101 cm

Quels artistes admirez-vous ?

Les artistes dont le travail me touchent sont nombreux. Parfois, je suis émue, non par l’esthétisme de leurs œuvres, mais par leur persévérance et leur engagement envers la profession. Ceux dont le travail esthétique m’inspirent en ce moment sont les suivants: Le premier est Alfred Pellan. Il était un peintre québécois ayant marqué la période moderne. Dans ces tableaux, les couleurs en aplats et les formes stylisées qui s’apparentent à des signes graphiques sont un festin pour mes yeux ! La deuxième artiste est Nicole Dextras. Elle vit dans l’ouest canadien. Elle sculpte, à partir de végétaux, des vêtements vivants et éphémères. Portés par la suite par de vrais modèles, elle en fait de magnifiques photographies et aussi des courts métrages aux atmosphères fabuleuses. La troisième artiste est Jane Kidd. Elle est une artiste-tisserande également de l’ouest du Canada. Son travail m’impressionne car, utilisant aussi beaucoup de symboles, elle sait comment exploiter le plein potentiel d’un savoir traditionnel presque perdu. Le quatrième artiste est le Québécois François Morelli. J’ai découvert il y a peu de temps la force tranquille de sa démarche et son œuvre performative, picturale et sculpturale. J’ai compris par son œuvre, l’importance de la narration. Voir son travail m’a fait avancer et m’a apporté des confirmations sur mon propre processus de création. Le cinquième et dernier artiste est Todd Labrador, artiste de la Nouvelle-Écosse au Canada. Mi’kmaq d’origine, il se consacre à la revitalisation de savoirs ancestraux, notamment dans la fabrication de canoës en écorces d’arbre. Les objets réalisés, gravés de motifs et de symboles autochtones sont brutes et épurés. Son désir de partager les techniques de fabrication en font un artiste généreux et accueillant.

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Brassica oleracea var. botrytis, 2013, Acrylique sur Toile, 71×56 cm

Le profil de l’artiste sur Singulart :https://www.singulart.com/fr/artiste/johanne-bilodeau-426

La site web de Johanne Bilodeau :https://www.johannebilodeau.com/