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Rencontre avec Catherine Morris : Curatrice au Elizabeth A.Sackler Center pour l’art féministe au musée de Brooklyn

À l’occasion de la Journée Internationale des droits des femmes, SINGULART met en avant l’histoire des femmes du monde l’art, qu’elles soient artistes, historiennes de l’art ou curatrices, comme Catherine Morris.

Curatrice indépendante avant de devenir curatrice en chef du Centre Elizabeth A.Sackler pour l’art féministe du musée de Brooklyn, Catherine étudie l’influence du féminisme sur l’art et l’interprétation que l’on fait d’une œuvre. Dans cet entretien exclusif, Catherine partage avec nous l’évolution de sa carrière, ce qu’elle pense du féminisme et son expérience en tant que femme dans le monde d’art. Découvrez ici son univers.

Quelle a été votre premier point de contact avec l’art ?

J’ai deux réponses à cette question, l’une assez rigolote et l’autre plutôt sérieuse. La première est que lorsque j’avais 10 ou 11 ans, il existait un jeu appelé Masterpiece : un jeu de société où les joueurs achetaient et vendaient des œuvres d’art. Je me souviens avoir eu tellement envie de posséder et acquérir un tableau de Jackson Pollock, sans vraiment savoir pourquoi, j’étais juste très attirée par ce jeu.

La réponse plus intéressante à cette question est que j’ai grandi à Washington D.C. et que j’ai commencé à aller à la National Gallery avec mes parents dès mon plus jeune âge. La National Gallery m’a vraiment permis d’imaginer et de comprendre ce que cela signifiait de travailler dans le monde de l’art, ce qui ne faisait pas vraiment partie de mon enfance ni de mon éducation. Je suis tombée amoureuse de cet endroit et, rétrospectivement, l’un des aspects les plus importants pour moi était qu’il était gratuit. C’était un endroit où je pouvais entrer et sortir en toute liberté – pour voir une œuvre d’art, pour passer des heures, ou simplement pour me rafraîchir par une chaude après-midi. Quand j’étais au lycée, j’ai découvert l’histoire de l’art et c’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à passer beaucoup de temps au musée. La National Gallery a eu un impact énorme sur ma vie.

Je parle toujours du fait que la National Gallery ne porte pas le nom de qui que ce soit, il est écrit sur la porte qu’elle est destinée à tous, à chacun d’entre nous et qu’elle est gratuite. C’était vraiment très important pour moi.

Pourquoi avoir choisi une carrière dans la curation ?

Comme je l’ai mentionné, j’ai découvert que l’art était un sujet d’étude lorsque j’étais au lycée. Mon lycée proposait un cours d’histoire de l’art et j’étais passionnée – je le suis toujours depuis. Cela dit, la façon dont je suis devenue curatrice dans les musées n’a pas été aussi directe. Mais mon désir d’étudier l’histoire de l’art s’est véritablement concrétisé lorsque j’étais adolescente.

J’ai donc étudié l’histoire de l’art pendant mon premier cycle universitaire, mais je savais que je ne voulais pas faire un doctorat, cela demandait beaucoup de temps et d’argent, et je n’étais pas issue d’une famille aisée. Je ne savais pas quelles étaient les options qui s’offraient à moi, mais j’ai eu la chance de commencer ma carrière par un stage (non rémunéré) enrichissant. J’ai travaillé pour une organisation à but non lucratif appelée le Washington Project for the Arts, où j’ai appris à connaître les pratiques contemporaines et cela a été essentiel pour moi. Ensuite, j’ai fait des études supérieures à New York où j’ai obtenu un master.

Je n’ai donc pas de doctorat, je n’ai pas les qualifications typiques que la plupart des curateurs ont dans les grands musées. J’ai longtemps travaillé comme curatrice indépendante, dans le monde de l’art commercial pour des galeries et comme conseillère en art. J’ai toujours été impliquée dans le monde de l’art, mais je ne me suis jamais considérée comme une curatrice avant de commencer à travailler de manière indépendante. Et après une décennie de travail indépendant, j’ai eu l’opportunité de rejoindre le Brooklyn Museum. C’était une opportunité incroyable pour moi car je n’avais jamais travaillé dans un musée auparavant. De ces premiers jours de travail, je me rappelle surtout avoir ressenti un syndrome de l’imposteur !

Vous avez donc rejoint le Brooklyn Museum en 2009, pouvez-vous nous présenter le Centre Elizabeth A.Sackler ?

Le Centre Sackler a été officiellement inauguré en 2007, il fait partie du Musée de Brooklyn. Il a été créé par la philanthrope et activiste Elizabeth A. Sackler et Arnold Lehman, l’ancien directeur du musée. La première motivation pour Elizabeth Sackler de créer ce lieu était de trouver un lieu pour Dinner Party de Judy Chicago, le chef-d’œuvre iconique de l’art féministe des années 1970. Elizabeth a suggéré à Arnold qu’elle le donnerait au Brooklyn Museum uniquement s’il pouvait être présenté dans le contexte d’un centre d’art féministe, et non pas seulement dans une galerie. L’objectif était d’avoir un centre incorporant et alignant éducation, activisme politique et féministe, et des œuvres importantes d’art contemporain et de recherche historique, comme le suggérait The Dinner Party.

Between the Door and the Street, installation de l’artiste américaine Suzanne Lacy devant le musée de Brooklyn, Octobre 2013. Crédits : Wikipédia

Quelle est votre définition de l’art féministe aujourd’hui ?

D’une part, l’art féministe fait référence au mouvement artistique qui émerge en conjonction avec la seconde vague du féminisme blanc dans les années 1960-1970, et The Dinner Party est le chef-d’œuvre de ce genre historique de l’art. En plus de soutenir l’étude de ce mouvement fondateur, j’ai pensé qu’il était également nécessaire de penser plus globalement : pas seulement à l’art qui peut être décrit comme faisant partie d’un mouvement féministe ou comme une période historique de l’art, mais aussi de réfléchir aux impacts culturels et politiques plus larges : je dis souvent que si vous êtes vivant en 2021 et que vous regardez l’art et la culture visuelle, vous avez été touché par le féminisme. Il a affecté la façon dont vous regardez et comprenez les objets. Mon but en tant que curatrice est d’explorer ce que cela signifie et comment cela se manifeste dans nos réponses à l’art contemporain et historique.

Avec cette question en tête, nous pouvons tout observer à travers le prisme du féminisme, et ce point de vue de curatorial se reflète dans les expositions que nous produisons au Centre. Un sujet peut ne pas paraître particulièrement féministe au premier abord, mais c’est la manière dont il est envisagé à travers le prisme du féminisme qui rend l’approche enrichissante pour la compréhension de notre culture.

Quelle est l’exposition illustrant le mieux le Centre Elizabeth A.Sackler ?

Une exposition faite en 2017, il y a quelques années maintenant, en l’honneur du dixième anniversaire du centre. Nous avons réalisé un grand projet intitulé « The Year of Yes : Reimagining Feminism at the Brooklyn Museum« . L’une des expositions de ce projet a été organisée par Edward Blieberg, aujourd’hui curateur de notre collection égyptienne. Intitulée A Woman’s Afterlife (La vie après la mort d’une femme) : Gender Transformation in Ancient Egypt, l’exposition présentait les récentes recherches féministes en égyptologie, ayant permis de recadrer la compréhension des gravures sur les sites funéraires égyptiens. Les chercheurs ont longtemps noté des changements de pronoms dans les contextes funéraires, mais n’ont jamais considéré les raisons de ce changement.

De nouveaux chercheurs ont trouvé une explication intrigante : Les anciens Égyptiens croyaient que les hommes donnent naissance à la vie, mais que les femmes sont porteuses de vie : ainsi, pour que les femmes puissent accéder à l’au-delà, elles devaient temporairement devenir masculines afin de se donner naissance à elles-mêmes et d’entrer dans l’au-delà. Je pense que c’est un exemple particulièrement riche de la manière dont le féminisme peut changer la façon dont nous interprétons l’histoire, même une histoire qui est bien antérieure au féminisme.

Le féminisme est pour vous un axe de recherche, que représente-t-il dans votre quotidien ?

Je pense que le féminisme, à son minimum, est une question de droits de l’Homme qui consiste à combattre les inégalités sociales, culturelles et politiques fondées sur le sexe. Cette oppression fondée sur le genre existe dans presque toutes les cultures. Je reconnais également que le mot féminisme peut être problématique, même au sein des communautés de personnes qui luttent pour l’égalité des sexes. Je pense que la façon la plus précise de parler du féminisme aujourd’hui est de parler de féminismes au pluriel parce qu’il y a une infinité de façons dont la pensée et l’activisme féministes se manifestent dans différents contextes culturels et moments historiques.

Avec The Dinner Party, Judy Chicago a voulu réviser l’histoire qu’on lui avait enseignée. Il nous appartient maintenant de réviser le travail révisionniste important et transformateur commencé dans les années 1970, et de parler des raisons pour lesquelles le féminisme – le féminisme des femmes blanches exclusivement en particulier – n’a pas fonctionné pour beaucoup de femmes, notamment les femmes de couleur. Je pense que c’est le travail le plus important du féminisme d’aujourd’hui.

Installation de l’exposition A Woman’s Afterlife

Quelle est pour vous la pire fausse idée que l’on puisse se faire sur le féminisme aujourd’hui ?

Qu’il ne concerne que les femmes. Le féminisme concerne tout le monde. L’une des questions les plus fréquentes que nous recevons au Centre est la suivante : montrez-vous des œuvres d’art réalisées par des hommes ? Et la réponse est oui, bien sûr. Nous montrons des hommes qui se sont identifiés comme féministes, et ceux qui ne le sont pas, tout comme nous montrons des œuvres de femmes artistes qui ne se conforment pas au genre, se considérant comme ni homme ni femme.

Est-ce pour cette raison que les gens ont peur de s’identifier au féminisme aujourd’hui ?

J’ai l’impression que mon opinion sur cette question change beaucoup. Il me semble qu’en un seul jour, le féminisme est un terme utile et puis, tout d’un coup, c’est un terme ridicule. Aujourd’hui je pense cela : Est-ce vraiment un terme qui fait peur ? Pas vraiment. Est-ce un terme imparfait ? Bien sûr, je vous l’accorde. Mais est-ce vraiment effrayant de vouloir reconnaître qu’il existe des inégalités graves et néfastes fondées sur le genre ? Que même dans un exemple particulièrement courant, aux États-Unis, les femmes n’ont toujours pas les mêmes droits légaux que les hommes en 2021 ?

En tant que curatrice, je n’ai pas l’impression que mon travail est de convaincre les gens d’être féministes – c’est mon travail de montrer aux gens comment ils ont été influencés par le féminisme, qu’ils le veuillent ou non. Mon objectif est de montrer clairement à nos spectateurs comment l’un des plus importants mouvements politiques apparus au 20e siècle a eu un impact sur leur vision du monde. Qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ?

Qui vous inspire le plus aujourd’hui ?

C’est tellement intéressant pour moi de voir les nouvelles générations – comme vous ! – accepter le féminisme comme étant une cause valable et importante tout en s’efforçant de critiquer et d’adapter le travail des soixante-dix dernières années, pour répondre aux questions urgentes et aux conversations difficiles actuelles. C’est ce que font les générations : elles digèrent le stress, l’anxiété et la confusion d’une génération précédente, elles examinent les défauts et avancent avec clarté pour adapter les anciens outils aux priorités d’aujourd’hui. C’est ce qui se passe actuellement dans notre monde et c’est très inspirant.

Catherine Morris préparant l’exposition sur Lorraine O’Grady

Quel est votre processus créatif ?

Je tombe amoureuse d’histoires, d’idées, d’objets : c’est ma principale motivation. Selon mon expérience, les expositions qui touchent vraiment les gens et qui les marquent sont souvent le fruit du hasard – les étoiles s’alignent et vous font voir quelque chose avec un œil nouveau. Il faut généralement des années pour réaliser une exposition. Si vous avez de la chance, le sujet devient de plus en plus pertinent au fil du temps, mais vous ne pouvez pas contrôler cela…

C’est comment d’être une femme dans le monde de l’art aujourd’hui ?

Tout au long de ma carrière, les femmes ont toujours été les moteurs du monde de l’art. Il est vrai que les hommes occupent les postes les plus élevés et que les femmes ont fait beaucoup d’œuvres non reconnues et mal attribuées. Cela a changé au fil des années : il y a de plus en plus de femmes qui travaillent comme directrices de musée, curatrices en chef, etc. Je pense que dans ma génération, dans les années 90 et encore aujourd’hui, nous étions toutes féministes, du moins toutes les personnes avec lesquelles je traînais l’étaient. Nous nous soutenions toutes les unes les autres.

Le sexisme fait évidemment partie de ma vie et de ma carrière : les attentes, ou l’absence d’attente, et le harcèlement sexuel étaient toujours présents, mais j’ai l’impression que cela a changé. Au cours de ma carrière, j’ai eu l’impression que les hommes étaient souvent promus sur la base de leur potentiel, alors que les femmes étaient promues uniquement sur la base de leur expérience : et la façon dont on naviguait dans le monde en tant que femme était très différente, puisque les hommes avançaient fatalement beaucoup plus vite. Et les femmes doivent souvent faire leurs preuves, encore et encore. Je pense que cela est en train de changer.

Vous avez de l’espoir pour l’avenir ?

Complètement. J’ai observé une évolution positive au cours de ma carrière. Certainement au cours de l’année dernière avec le mouvement Black Lives Matter par exemple. Il y a des progrès et je pense que ce que nous observons en ce moment va vraiment changer la donne dans le monde de l’art. Il sera intéressant de voir comment les changements auxquels nous assistons aujourd’hui continueront à avoir un impact sur le marché dans les années à venir.

Ces dernières années, de nombreuses expositions monographiques ont été consacrées aux femmes artistes, tant historiques que contemporaines. Faire ces expositions aujourd’hui fait absolument partie du monde de l’art et ce n’était pas le cas il y a 10-20 ans. C’est une chose merveilleuse de voir et créer ces expositions.

L’exposition Out of Place : A Feminist Look

En tant que femme curatrice, vous sentez-vous soutenue par l’industrie de l’art ?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre car elle est très personnelle. La façon dont j’ai fait mon chemin dans le monde de l’art est une expérience personnelle. Je suis très introvertie et la quantité de sociabilisation que le monde de l’art exige peut être décourageante. J’ai eu la chance de trouver des mentors à des moments clés de ma carrière. L’un d’entre eux était Jon Hendricks, un spécialiste de Fluxus, curateur et activiste social. Un autre était Holly Block, que j’ai rencontrée lorsque j’étais sa stagiaire au Washington Project for the Arts et qui est devenue plus tard directrice du Bronx Museum.

Qui sont les femmes qui vous inspirent aujourd’hui ?

Nous sommes sur le point de mettre en place la première exposition monographique de Lorraine O’Grady la semaine prochaine. Lorraine est une grande source d’inspiration, elle a 86 ans et ce projet, appelé Lorraine O’Grady : Both/And est sa première exposition dans un musée. Lorraine est devenue une artiste à 45 ans, après avoir été critique rock pour les Rolling Stones, traductrice et analyste de renseignements pour le gouvernement américain. Elle a eu cette vie extraordinaire et un travail étonnant que les gens devraient connaître. Elle m’inspire beaucoup.

Quels sont vos conseils pour les jeunes générations ?

La vie et la carrière ne se déroulent jamais de façon attendue, ce n’est pas une ligne droite, du moins pas pour moi. Une constante que je peux souligner est le groupe de personnes avec lesquelles j’ai été en contact au début de ma carrière. Mon conseil est de trouver des gens qui partagent votre passion : observez l’art avec eux, faites des débats, développez votre carrière à leur côtés, ce sont eux qui vous connaîtront le mieux. Ce sont les personnes dont la carrière se déroulera parallèlement à la vôtre et qui peuvent vous apporter un soutien important. Accrochez-vous à ce groupe, c’est avec lui que vous resterez le plus longtemps.

Photo de couverture : crédit Grace Roselli